XXI
LA VÉRITÉ SURGIT DE LA MÉPRISE

 

 

Manqué = réussi.

La parole d'au-delà du discours.

Le mot me manque.

Le rêve de la monographie botanique.

Désir.

 

 

Aujourd'hui, votre cercle dont la fidélité ne s'était jamais démentie va quand même en fléchissant. Et à la fin de la course, c'est moi qui vous aurai eus.

Nous sommes partis des règles techniques telles qu'elles sont exprimées pour la première fois dans les Ecrits techniques de Freud, à la fois parfaitement formulées et des plus incertaines. Par une pente qui était dans la nature du sujet, nous avons été amenés à ce autour de quoi nous sommes depuis le milieu du trimestre dernier – la structure du transfert.

Pour situer les questions qui s'y rapportent, il faut partir du point central où notre investigation dialectique nous a menés, à savoir qu'on ne peut rendre compte du transfert comme d'une relation duelle, imaginaire, et que le moteur de son progrès, c'est la parole.

Mettre en jeu la projection illusoire d'une quelconque des relations fondamentales du sujet sur le partenaire analytique, ou encore la relation d'objet, le rapport entre transfert et contre-transfert, tout cela, qui reste dans les limites d'une two-bodies'psychology, est inadéquat. C'est ce que nous montrent, non seulement les déductions théoriques, mais les témoignages concrets des auteurs que j'ai cités. Rappelez-vous ce que Balint nous dit de ce qu'il constate lors de ce qu'il appelle la terminaison d'une analyse – ce n'est rien d'autre qu'une relation narcissique.

Nous avons donc mis en évidence la nécessité d'un troisième terme, qui seul permet de concevoir le transfert en miroir, et qui est la parole.

Malgré tous les efforts que nous pouvons faire pour oublier la parole, ou pour la subordonner à une fonction de moyen, l'analyse est comme telle une technique de la parole, et la parole est le milieu même dans lequel elle se déplace. C'est par rapport à la fonction de la parole que les différents ressorts de l'analyse se distinguent les uns des autres, et prennent leur sens, leur place exacte. Tout l'enseignement que nous développerons par la suite ne fera que reprendre cette vérité sous mille formes.

 

1

 

La dernière fois nous a enrichis de la discussion d'un texte fondamental de saint Augustin sur la signification de la parole.

Le système de saint Augustin peut être dit dialectique. Il n'a pas sa place dans le système des sciences tel qu'il a été constitué depuis seulement quelques siècles. Mais ce n'est pas non plus un point de vue étranger au nôtre, qui est celui de la linguistique. Au contraire, nous constatons que, bien avant que la linguistique vienne au jour dans les sciences modernes, quelqu'un qui médite sur l'art de la parole, c'est-à-dire qui en parle, est conduit à un problème que retrouve actuellement le progrès de cette science.

Ce problème se pose à partir de la question de savoir de quelle façon la parole a rapport à la signification, comment le signe se rapporte à ce qu'il signifie. En effet, à saisir la fonction du signe, on est toujours renvoyé du signe au signe. Pourquoi ? Parce que le système des signes, tels qu'ils sont institués concrètement, hic et nunc, forme par lui-même un tout. C'est dire qu'il institue un ordre qui est sans issue. Bien entendu, il faut qu'il y en ait une, sans quoi ce serait un ordre insensé.

Cette impasse ne se révèle que si l'on considère l'ordre entier des signes. Mais c'est bien ainsi qu'il faut les prendre, dans leur ensemble, parce que le langage ne peut pas se concevoir comme le résultat d'une série de pousses, de bourgeons, qui sortiraient de chaque chose. Le nom n'est pas comme la petite tête d'asperge qui émergerait de la chose. Le langage n'est concevable que comme un réseau, un filet sur l'ensemble des choses, sur la totalité du réel. Il inscrit sur le plan du réel cet autre plan que nous appelons ici le plan du symbolique.

Certes, comparaison n'est pas raison, et je ne fais qu'illustrer ce que je suis en train de vous expliquer.

De l'impasse mise en évidence dans la deuxième partie de la démonstration augustinienne, il résulte que la question de l'adéquation du signe, je ne dis plus à la chose, mais à ce qu'il signifie, nous laisse devant une énigme. Cette énigme n'est rien d'autre que celle de la vérité, et c'est là où l'apologétique augustinienne nous attend.

Ou bien, le sens, vous le possédez, ou bien vous ne le possédez pas. Quand vous comprenez ce qui s'exprime par les signes du langage, c'est toujours, en fin de compte, grâce à une lumière qui vous est apportée d'en dehors des signes – soit par une vérité intérieure qui vous permet de reconnaître ce qui est porté par les signes, soit par la présentation d'un objet mis en corrélation, d'une façon répétée et insistante, avec un signe. Et voilà la perspective renversée. La vérité est au-dehors des signes, ailleurs. Cette bascule de la dialectique augustinienne nous oriente vers la reconnaissance du magister authentique, du maître intérieur de vérité.

Nous pouvons à bon droit nous suspendre un moment pour remarquer que la question même de la vérité est déjà posée par le progrès dialectique lui-même.

De même que, à un endroit de sa démonstration, saint Augustin oublie que la technique de l'oiseleur, cette technique complexe – ruse, piège pour son objet, l'oiseau à attraper – est d'ores et déjà structurée, instrumentalisée par la parole –  de même, ici, il semble méconnaître que la question même de la vérité est d'ores et déjà incluse à l'intérieur de sa discussion, puisque c'est avec la parole qu'il met en cause la parole, et crée la dimension de la vérité. Toute parole formulée comme telle introduit dans le monde le nouveau de l'émergence du sens. Ce n'est pas qu'elle s'affirme comme vérité, mais plutôt qu'elle introduit dans le réel la dimension de la vérité.

Saint Augustin argumente – la parole peut être trompeuse. Or, de soi seul, le signe ne peut se présenter et se soutenir que dans la dimension de la vérité. Car, pour être trompeuse, la parole s'affirme comme vraie. Cela pour celui qui écoute. Pour celui qui dit, la tromperie même exige d'abord l'appui de la vérité qu'il s'agit de dissimuler, et à mesure qu'elle se développe, elle suppose un véritable approfondissement de la vérité à quoi, si l'on peut dire, elle répond.

En effet, à mesure que le mensonge s'organise, pousse ses tentacules, il lui faut le contrôle corrélatif de la vérité qu'il rencontre à tous les tournants du chemin et qu'il doit éviter. La tradition moraliste le dit – il faut avoir bonne mémoire quand on a menti. Il faut savoir bougrement de choses pour arriver à soutenir un mensonge. Rien de plus difficile à faire qu'un mensonge qui tient. Car le mensonge, en ce sens, accomplit, en se développant, la constitution de la vérité.

Mais ce n'est pas encore le véritable problème. Le véritable problème est celui de l'erreur, et c'est là, de toujours, qu'il s'est posé.

Il est clair que l'erreur n'est définissable qu'en termes de vérité. Mais il ne s'agit pas de dire qu'il n'y aurait pas d'erreur s'il n'y avait pas de vérité, comme il n'y aurait pas de blanc s'il n'y avait pas de noir. Les choses vont plus loin – il n'y a pas d'erreur qui ne se pose et ne s'enseigne comme vérité. Pour tout dire, l'erreur est l'incarnation habituelle de la vérité. Et si nous voulons être tout à fait rigoureux, nous dirons que, tant que la vérité ne sera pas entièrement révélée, c'est-à-dire selon toute probabilité jusqu'à la fin des siècles, il sera de sa nature de se propager sous forme d'erreur.

Il ne faudrait pas pousser les choses beaucoup plus loin pour voir là une structure constituante de la révélation de l'être en tant que tel.

Sur cela, je ne veux pour l'instant que vous ouvrir une petite porte, que nous franchirons un jour. Tenons-nous-en aujourd'hui à la phénoménologie de la fonction de la parole.

Nous avons vu que la tromperie, comme telle, n'est soutenable qu'en fonction de la vérité, et non seulement de la vérité, mais d'un progrès de la vérité – que l'erreur est la manifestation commune de la vérité même – et donc que les voies de la vérité sont par essence des voies d'erreur. Alors, me direz-vous, comment, à l'intérieur de la parole, l'erreur serait-elle jamais décelable? Il faut, ou bien l'épreuve de l'expérience, la confrontation avec l'objet, ou bien l’illumination de cette vérité intérieure, fin de la dialectique augustinienne.

Cette objection n'est pas sans force.

Le fondement même de la structure du langage, c'est le signifiant, qui est toujours matériel et que nous avons reconnu chez saint Augustin dans le verbum, et le signifié. Pris un par un, ils sont dans un rapport qui apparaît strictement arbitraire. Il n'y a pas plus de raison d'appeler la girafe girafe et l'éléphant éléphant que d'appeler la girafe éléphant et l'éléphant girafe. Il n'y a aucune raison de ne pas dire que la girafe a une trompe et que l'éléphant a un cou très long. Si c'est une erreur dans le système généralement reçu, elle n'est pas décelable, comme le fait remarquer saint Augustin, tant que les définitions ne sont pas posées. Et quoi de plus difficile que de poser les justes définitions ?

Néanmoins, si vous poursuivez indéfiniment votre discours sur la girafe à trompe, et que tout ce que vous dites s'applique parfaitement à l'éléphant, il sera clair que, sous le nom de girafe, c'est de l'éléphant que vous parlez. Il n'y a qu'à accorder vos termes et ceux qui sont généralement reçus. C'est ce que saint Augustin démontre à propos du terme perducam. Ce n'est pas là ce qu'on appelle l'erreur.

L'erreur se démontre telle en ce que, à un moment donné, elle aboutit à une contradiction. Si j'ai commencé par dire que les roses sont des plantes qui vivent généralement sous l'eau, et s'il apparaît par la suite que je suis resté pendant un jour dans le même endroit que des roses, comme il est évident d'autre part que je ne peux pas rester un jour durant sous l'eau, une contradiction apparaît dans mon discours, qui démontre mon erreur. En d'autres termes, dans le discours c'est la contradiction qui fait le départ entre la vérité et l'erreur.

D'où la conception hégélienne du savoir absolu. Le savoir absolu est ce moment où la totalité du discours se ferme sur elle-même dans une non-contradiction parfaite jusques et y compris en ceci qu'il se pose, s'explique et se justifie. D'ici que nous soyons arrivés à cet idéal !

Vous ne savez que trop la dispute persistante sur tous les thèmes et tous les sujets, avec plus ou moins d'ambiguïté selon les zones de l'action inter-humaine, et la manifeste discordance entre les différents systèmes symboliques qui ordonnent les actions, les systèmes religieux, juridique, scientifique, politique. Il n'y a ni superposition, ni conjonction de ces références, il y a entre elles béances, failles, déchirures. C'est pourquoi, nous ne pouvons concevoir le discours humain comme unitaire. Toute émission de parole est toujours, jusqu'à un certain point, dans une nécessité interne d'erreur. Nous voici donc amenés, en apparence, à un pyrrhonisme historique qui suspend la valeur de vérité de tout ce que la voix humaine peut émettre, la suspend à l'attente d'une totalisation future.

Est-il impensable qu'elle soit réalisée? Après tout, le progrès du système des sciences physiques ne peut-il être conçu comme le progrès d'un seul système symbolique, auquel les choses donnent aliment et matière ? A mesure que ce système se perfectionne, nous voyons d'ailleurs les choses se perturber, se décomposer, se dissoudre sous sa pression. Le système symbolique n'est pas comme un vêtement qui collerait aux choses, il n'est pas sans effet sur elles et sur la vie humaine. On peut appeler ce bouleversement comme on veut – conquête, viol de la nature, transformation de la nature, hominisation de la planète.

Ce système symbolique des sciences va vers la langue bien faite qu'on peut dire être sa langue propre, une langue privée de toute référence à une voix. C'est là que nous mène aussi la dialectique augustinienne, de se priver de toute référence à ce domaine de la vérité dans lequel pourtant elle se développe implicitement.

Et c'est là qu'on ne peut pas ne pas être frappé de la découverte freudienne.

 

2

 

A cette question qui semble, à la lettre, métaphysique, la découverte freudienne, pour être empirique, n'en apporte pas moins une contribution saisissante, si saisissante qu'on s'aveugle sur son existence.

Le propre du champ psychanalytique est de supposer en effet que le discours du sujet se développe normalement – ceci est du Freud – dans l'ordre de l'erreur, de la méconnaissance, voire de la dénégation – ce n'est pas tout à fait le mensonge, c'est entre l'erreur et le mensonge. Ce sont là vérités de gros bon sens. Mais –  voici le nouveau – pendant l'analyse, dans ce discours qui se développe dans le registre de l'erreur, quelque chose arrive par où la vérité fait irruption, et ce n'est pas la contradiction.

Les analystes ont-ils à pousser les sujets dans la voie du savoir absolu, à faire leur éducation sur tous les plans, non seulement en psychologie, pour leur découvrir les absurdités au milieu desquelles ils vivent habituellement, mais aussi dans le système des sciences ? Non, bien sûr – nous le faisons ici parce que nous sommes analystes, mais s'il fallait le faire aux malades !

Nous ne leur ménageons pas non plus la rencontre du réel, puisque nous les prenons entre quatre murs. Ce n'est pas notre fonction de les guider par la main dans la vie, c'est-à-dire dans les conséquences de leurs bêtises. Dans la vie, on peut voir la vérité rattraper l'erreur par-derrière. Dans l'analyse, la vérité surgit par ce qui est le représentant le plus manifeste de la méprise – le lapsus, l'action qu'on appelle improprement manquée.

Nos actes manques sont des actes qui réussissent, nos paroles qui achoppent sont des paroles qui avouent. Ils, elles, révèlent une vérité de derrière. A l'intérieur de ce qu'on appelle associations libres, images du rêve, symptômes, se manifeste une parole qui apporte la vérité. Si la découverte de Freud a un sens, c'est celui-là – la vérité rattrape l'erreur au collet dans la méprise.

Relisez le début du chapitre sur l'élaboration du rêve –  un rêve, dit Freud, c'est une phrase, c'est un rébus. Cinquante pages de La Science des rêves nous mèneraient tout aussi bien à cette équation si elle n'était explicitement formulée par Freud.

Cela apparaîtrait aussi bien de cette formidable découverte de la condensation. Vous auriez tort de croire que condensation veut simplement dire correspondance terme à terme d'un symbole avec quelque chose. Au contraire, dans un rêve donné, l'ensemble des pensées du rêve, c'est-à-dire l'ensemble des choses signifiées, des sens du rêve, est pris comme un réseau, et se trouve représenté, non pas du tout terme à terme, mais par une série d'entrecroisements. Pour vous le démontrer, il suffirait que je prenne un des rêves de Freud, et que je fasse un dessin au tableau. Lisez la Traumdeutung, et vous verrez que c'est bien ainsi que Freud l'entend – l'ensemble des sens est représenté par l'ensemble de ce qui est signifiant. Chaque élément signifiant du rêve, chaque image, fait référence à toute une série de choses à signifier, et inversement, chaque chose à signifier est représentée dans plusieurs signifiants.

Nous sommes donc amenés par la découverte freudienne à écouter dans le discours cette parole qui se manifeste à travers, ou même malgré, le sujet.

Cette parole, il nous le dit non seulement par le verbe, mais par toutes ses autres manifestations. Par son corps même, le sujet émet une parole, qui est, comme telle, parole de vérité, une parole qu'il ne sait pas même qu'il émet comme signifiante. C'est qu'il en dit toujours plus qu'il ne veut en dire, toujours plus qu'il ne sait en dire.

L'objection principale que fait Augustin à l'inclusion du domaine de la vérité dans le domaine des signes, c'est, dit-il, que très souvent les sujets disent des choses qui vont beaucoup plus loin que ce qu'ils pensent, et qu'ils sont même capables de confesser la vérité en n'y adhérant pas. L'épicurien qui soutient que l'âme est mortelle, cite les arguments de ses adversaires pour les réfuter. Mais ceux qui ont les yeux ouverts voient que là est la parole vraie, et reconnaissent que l'âme est immortelle.

Par quelque chose dont nous avons reconnu la structure et la fonction de parole, le sujet témoigne d'un sens plus vrai que tout ce qu'il exprime par son discours d'erreur. Si ce n'est pas ainsi que se structure notre expérience, elle n'a strictement aucun sens.

La parole que le sujet émet va, sans qu'il le sache, au-delà de ses limites de sujet discourant – tout en restant certes à l'intérieur de ses limites de sujet parlant. Si vous abandonnez cette perspective, l'objection aussitôt apparaît dont je suis étonné qu'elle ne soit pas plus souvent formulée – Pourquoi le discours, que vous décelez derrière le discours de la méprise ne tombe-t-il pas sous la même objection que celui-ci ? Si c'est un discours comme l'autre, pourquoi n’est-il pas, lui aussi, également plongé dans l'erreur ?

Toute conception de style jungien, toute conception qui fait de l'inconscient, sous le nom d'archétype, le lieu réel d'un autre discours, tombe en effet, d'une façon catégorique, sous cette objection. Ces archétypes, ces symboles substantifiés résidant de façon permanente dans un soubassement de l'âme humaine, qu'ont-ils de plus vrai que ce qui est prétendument à la surface ? Ce qui est dans les caves est-il plus vrai que ce qui est au grenier ?

Que veut dire Freud quand il énonce que l'inconscient ne connaît pas la contradiction, ni le temps ? Veut-il dire que l'inconscient est une réalité vraiment impensable ? Certes pas, car il n'y a pas de réalité impensable.

La réalité se définit de la contradiction. La réalité, c'est ce qui fait que quand je suis ici, vous ne pouvez pas, Mademoiselle, être à la même place. On ne voit pas pourquoi l'inconscient échapperait à ce type de contradiction. Ce que veut dire Freud quand il parle de la suspension du principe de contradiction dans l'inconscient, c'est que la parole véridique que nous sommes censés déceler, non par l'observation, mais par l'interprétation, dans le symptôme, dans le rêve, dans le lapsus, dans le Witz, obéit à d'autres lois que le discours, soumis à cette condition de se déplacer dans l'erreur jusqu'au moment où il rencontre la contradiction. La parole authentique a d'autres modes, d'autres moyens, que le discours courant.

Voilà ce que nous avons à explorer d'une façon rigoureuse si nous voulons faire le moindre progrès dans la pensée de ce que nous faisons. Naturellement, rien ne nous y force. Je professe même que la plupart des êtres humains s'en dispensent tout à fait communément, et n'en accomplissent pas moins d'une façon satisfaisante ce qu'ils ont à faire. Je dirais même plus – on peut pousser extrêmement loin le discours, et même la dialectique, en se passant tout à fait de penser. Néanmoins, tout progrès dans le monde symbolique susceptible de constituer une révélation implique, au moins pour un petit moment, un effort de pensée. Or, une analyse n'est rien d'autre qu'une série de révélations particulières à chaque sujet. Il est donc vraisemblable que son activité exige de l'analyste qu'il se tienne en alerte sur le sens de ce qu'il fait, et qu'il laisse, de temps en temps, un moment à la pensée.

Nous voici donc en présence d'une question – quelle est la structure de cette parole qui est au-delà du discours ?

La nouveauté freudienne, par rapport à saint Augustin, c'est la révélation, dans le phénomène, de ces points vécus, subjectifs, où une parole émerge qui dépasse le sujet discourant. Nouveauté si saisissante que nous pouvons difficilement croire qu'on ne s'en soit jamais aperçu auparavant. Sans doute fallait-il que le commun des hommes fût engagé depuis quelque temps dans un discours bien perturbé, dévié peut-être, et de quelque façon inhumain, aliénant, pour que se soit manifestée avec une telle acuité, une telle présence, une telle urgence, cette parole.

Ne l'oublions pas, elle est apparue dans la partie souffrante des êtres et c'est bien sous la forme d'une psychologie morbide, d'une psychopathologie, que la découverte freudienne a été faite.

 

3

 

Je laisse toutes ces considérations à votre réflexion, parce que je veux maintenant insister sur ceci – c'est seulement dans le mouvement dialectique de la parole d'au-delà du discours que prennent leur sens et s'ordonnent les termes dont nous nous servons communément sans y penser davantage, comme s'il s'agissait là de données.

La Verdichtung se démontre n'être rien d'autre que la polyvalence des sens dans le langage, leurs empiétements, leurs recoupements, par lesquels le monde des choses n'est pas recouvert par le monde des symboles, mais est repris ainsi – à chaque symbole correspondent mille choses, à chaque chose mille symboles.

La Verneinung est ce qui montre le côté négatif de cette non-superposition, car il faut bien entrer les objets dans les trous, et comme les trous ne correspondent pas, ce sont les objets qui en souffrent.

Le troisième registre aussi, celui de la Verdrängung, est référable dans le registre du discours. Car, observez-le bien, chaque fois qu'il y a refoulement – observez-le dans le concret, c'est une indication, allez-y et vous verrez – refoulement à proprement parler – car refoulement n'est pas répétition, refoulement n'est pas dénégation – il y a toujours interruption du discours. Le sujet dit que le mot lui manque.

Le mot me manque – à quel moment dans la littérature apparaît une tournure comme celle-là ? C'est Saint-Amand qui l'a prononcée pour la première fois – pas même écrite, mais dite un jour comme ça dans la rue, et cela fait partie des innovations introduites dans la langue par les précieux. Somaize le signale dans son Dictionnaire des précieuses entre mille autres formes qui nous sont maintenant communes, mais qui n'en ont pas moins été des tours d'esprit que, dans ses boudoirs, créa cette aimable société tout entière employée au perfectionnement du langage. Il y a, vous le voyez, un rapport entre la carte du Tendre et la psychologie psychanalytique. Le mot me manque, on n'aurait jamais dit chose pareille au XVIe siècle.

Vous connaissez l'exemple fameux du mot qui manquait à Freud – le nom propre du peintre des fresques d'Orvieto, Signorelli. Pourquoi lui manquait-il ce mot ? – sinon parce que la conversation qui précédait n'avait pas été menée à son terme, à son terme qui aurait été le Herr, le maître absolu, la mort. Et, après tout, il y a peut-être des limites internes à ce qu'on peut dire, comme l'énonce Méphistophélès, souvent cité par Freud –  Dieu ne peut pas enseigner à ses garçons tout ce que Dieu sait. Le refoulement, c'est ça.

Chaque fois que le maître s'arrête dans la voie de son enseignement pour des raisons qui tiennent à la nature de son interlocuteur, il y a déjà là un refoulement. Et moi, qui vous livre des choses imagées, destinées à remettre les idées en place, moi aussi je fais du refoulement, mais c'est un peu moins que ce qu'on fait habituellement, qui est de l'ordre de la dénégation.

Prenez le premier rêve que Freud donne dans le chapitre de la condensation, celui de la monographie botanique, déjà résumé au chapitre sur les éléments et sources du rêve. C'est une merveilleuse démonstration de tout ce que je suis en train de vous raconter. Sans doute, quand il s'agit de ses propres rêves, Freud ne nous dit-il jamais le fond de l'affaire, mais nous n'avons aucune peine à le deviner.

Freud a donc vu dans la journée une monographie sur les cyclamens, qui sont les fleurs préférées de sa femme. Vous pensez bien que lorsqu'il dit que bien des maris – et lui aussi – offrent moins souvent qu'il ne faudrait des fleurs à leur femme, il n'est pas sans savoir ce que ça signifie. Freud évoque sa conversation avec l'oculiste Kônigstein qui opéra son père, anesthésié à la cocaïne. Or, vous connaissez la fameuse histoire de la cocaïne – Freud n'a jamais pardonné à sa femme de l'avoir fait venir d'urgence auprès d'elle, car sinon, disait-il, il aurait poussé sa découverte plus loin, et serait devenu un homme célèbre. Dans les associations du rêve, il y a aussi la malade qui répond au beau nom de Flora,et apparaît à un moment M. Gartner – ce qui veut dire en allemand jardinier–  avec, comme par hasard, sa femme, que Freud trouve bluming,florissante.

Tout est là, dans l'ombre. Freud, pas décidé à rompre avec sa femme, dissimule le fait qu'il ne lui apporte pas assez souvent des fleurs, dissimule aussi cette revendication, cette amertume permanente qui est la sienne au moment où il attend sa nomination de professeur extraordinaire. Car la lutte qu'il mène pour se faire reconnaître est là sous-jacente à ce qu'il évoque de ses dialogues avec ses collègues, et cela est encore accentué par le fait que, dans le rêve, M. Gartner l'interrompt. On comprend également pourquoi ce sont ces deux restes diurnes, la conversation avec l'oculiste et la vue de la monographie, qui apportent leur nourriture à ce rêve. C'est qu'ils ont été les points phonématiques vécus, si je puis dire, à partir desquels s'est mise en marche la parole qui s'exprime dans le rêve.

Voulez-vous que je la formule ? Pour la dire crûment, c'est – Je n'aime plus ma femme.Ou encore, ce qu'il évoque à propos de ses fantaisies et goûts de luxe – Je suis méconnu par la société, et entravé dans mes ambitions.

Je pense à un de nos confrères qui disait dans une conférence sur Freud – C'était un homme sans ambitions et sans besoins. C'est là une fausseté criante, il suffit de lire la vie de Freud et de connaître la brutalité de ses réponses à ceux qui venaient à lui le coeur sur la main, idéalistes, et l'interrogeaient sur ses intérêts, à lui, dans l'existence. Quinze ans après la mort de Freud, il ne faudrait pas tout de même que nous tombions dans l'hagiographie. Il nous reste heureusement quelque chose dans son oeuvre qui témoigne un peu de sa personnalité.

Revenons-en à ce fameux rêve. S'il y a rêve, n'est-ce pas, c'est qu'il y a refoulement. Alors, qu'est-ce qui, ici, était refoulé ? Ne vous ai-je pas mis en mesure de reconnaître dans le texte même de Freud qu'un certain désir fut suspendu au cours de cette journée, et qu'une certaine parole ne fut pas dite, ne pouvait être dite, qui allait au fond de l'aveu, au fond de l'être ?

C'est là que je laisserai pour aujourd'hui la question -dans l'état actuel des relations entre les êtres humains, une parole parlée en dehors de la situation analytique peut-elle jamais être une parole pleine ? La loi de la conversation, c'est l'interruption. Le discours courant bute toujours sur la méconnaissance, qui est le ressort de la Verneinung.

Si vous lisez la Traumdeutungen vous guidant sur ce que je vous enseigne, vous verrez à quel point les concepts deviennent plus clairs et jusqu'au sens, qui paraît quelquefois ambigu, donné par Freud au mot désir.

Il concède, ce qui peut paraître une dénégation surprenante, qu'il faut admettre qu'il y a deux types de rêves, les rêves de désir, et les rêves-châtiment. Mais si l'on comprend ce dont il s'agit, on s'aperçoit que le désir refoulé qui se manifeste dans le rêve s'identifie à ce registre dans lequel je suis en train d'essayer de vous faire entrer – c'est l'être qui attend de se révéler.

Cette perspective donne sa valeur pleine au terme de désir dans Freud. Elle unifie le domaine du rêve, elle permet de comprendre les rêves paradoxaux, tel le rêve du poète à la jeunesse si difficile, qui fait indéfiniment le même rêve, où il est petit-employé-tailleur. Ce rêve ne présentifie pas tant un châtiment que la révélation de l'être. Il marque un des franchissements de l'identification de l'être, le passage de l'être à une nouvelle étape, à une nouvelle incarnation symbolique de lui-même. D'où la valeur de tout ce qui est de l'ordre de l'accession, du concours, de l'examen, de l'habilitation – valeur non pas d'épreuve, de test, mais d'investiture.

A tout hasard, je vous ai mis au tableau ce petit diamant qui est un dièdre à six faces.

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Faisons ses faces toutes pareilles, les unes au-dessus, les autres au-dessous d'un plan. Ce n'est pas un polyèdre régulier, encore que toutes ses faces soient égales.

Concevons que le plan médian, celui dans lequel se situe le triangle qui partage en deux cette pyramide, représente la surface du réel, du réel tout simple. Rien de ce qui est là ne peut le franchir, les places sont prises. Mais, à l'autre étage, tout est changé. Car, les mots, les symboles, introduisent un creux, un trou, grâce à quoi toutes sortes de franchissements sont possibles. Les choses deviennent interchangeables.

Ce trou dans le réel s'appelle, selon la façon dont on l'envisage, l'être ou le néant. Cet être et ce néant sont essentiellement liés au phénomène de la parole. C'est dans la dimension de l'être que se situe la tripartition du symbolique, de l'imaginaire et du réel, catégories élémentaires sans lesquelles nous ne pouvons rien distinguer dans notre expérience.

Ce n'est pas pour rien, sans doute, qu'elles sont trois. Il doit y avoir là une loi minimale que la géométrie ne fait ici qu'incarner, à savoir que, si vous détachez dans le plan du réel quelque volet qui s'introduit dans une troisième dimension, vous ne pourrez rien faire de solide qu'avec deux autres volets au minimum.

Un tel schéma vous présentifie ceci – c'est seulement dans la dimension de l'être, et non pas dans celle du réel, que peuvent s'inscrire les trois passions fondamentales – à la jonction du symbolique et de l'imaginaire, cette cassure, si vous voulez, cette ligne d'arête qui s'appelle l'amour – à la jonction de l'imaginaire et du réel, la haine – à la jonction du réel et du symbolique, l'ignorance.

Nous savons que la dimension du transfert existe d'emblée, implicitement, avant tout commencement de l'analyse, avant que le concubinage qu'est l'analyse ne le déclenche. Or, ces deux possibilités de l'amour et de la haine ne vont pas sans cette troisième, qu'on néglige, et qu'on ne nomme pas parmi les composantes primaires du transfert – l'ignorance en tant que passion. Le sujet qui vient en analyse se met pourtant, comme tel, dans la position de celui qui ignore. Pas d'entrée possible dans l'analyse sans cette référence – on ne le dit jamais, on n'y pense jamais, alors qu'elle est fondamentale.

A mesure que la parole progresse, la pyramide supérieure s'édifie, qui correspond à l'élaboration de la Verdrängung,la Verdichtunget la Verneinung. Et l'être se réalise.

Au début de l'analyse comme au début de toute dialectique, cet être, s'il existe implicitement, d'une façon virtuelle, n'est pas réalisé. Pour l'innocent, pour celui qui n'est jamais entré dans aucune dialectique et se croit tout bonnement dans le réel, l'être n'a aucune présence. La parole incluse dans le discours se révèle grâce à la loi de la libre association qui le met en doute, entre parenthèses, en suspendant la loi de non-contradiction. Cette révélation de la parole, c'est la réalisation de l'être.

L'analyse n'est pas cette reconstitution de l'image narcissique à quoi on la réduit bien souvent. Si l'analyse n'était que la mise à l'épreuve d'un certain nombre de petits comportements, plus ou moins bien pigés, plus ou moins astucieusement projetés, grâce à la collaboration de eux moi, si nous n'étions occupés qu'à guetter le surgissement de je ne sais quelle réalité ineffable, pourquoi cette réalité-là aurait-elle quoi que ce soit de privilégié parmi les autres ? Dans mon schéma, le point O va quelque part en arrière et, à mesure que sa parole le symbolise, se réalise dans son être.

Nous en resterons là aujourd'hui.

Je prie instamment ceux que ce discours aura intéressés, voire travaillés, de me poser la prochaine fois des questions – pas trop longues, puisque nous n'avons plus qu'un séminaire – autour desquelles j'essaierai d'ordonner la conclusion, si tant est qu'on puisse parler de conclusion. Cela servira de noeud, pour entamer l'année prochaine un nouveau chapitre.

Je suis de plus en plus porté à penser que l'année prochaine il me faudra diviser ce séminaire en deux si je veux, d'une part, vous expliquer le président Schreber et le monde symbolique dans la psychose, et d'autre part vous montrer, à partir de das Ich und das Es,que ego, super-ego,et Esne sont pas des noms nouveaux pour les vieilles entités psychologiques. J'espère ainsi vous faire voir que c'est dans le mouvement de la dialectique où je vous ai engagés cette année que prend son véritable sens le structuralisme introduit par Freud.

 

30 JUIN 1954.